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SÉQUENCE IV : LAUSUS ET MÉZENCE

Lausus est tué par Enée

III. Les remords du vainqueur

       At vero ut vultum vidit morientis et ora*
       ora modis Anchisiades pallentia miris,
       ingemuit miserans graviter dextramque tetendit
       et mentem patriae strinxit pietatis* imago :
       "Quid tibi nunc, miserande puer, pro laudibus istis
       quid pius Aeneas tanta dabit indole dignum ?
       Arma, quibus laetatus*, habe tua, teque parentum*
       Manibus et cineri, si qua* est ea cura, remitto.
       Hoc tamen infelix miseram solabere mortem :
       Aeneae magni dextra cadis." Increpat ultro
       cunctantes socios et terra sublevat ipsum
       sanguine turpantem comptos de more capillos.

VIRGILE, Enéide, 10, 821-832

*ora : ici, la physionomie, l'expression du visage
*pietatis : désigne la tendresse de Lausus pour son père Mézence
*laetatus (es)
*parentum : il s'agit des ancêtres, puisque Mézence est encore vivant
*qua : de quelque manière


Aeneas, Enée
aeneus, a, um : d'airain, de bronze
Anchisiades, is, m. : le fils d'Anchise (Enée)
arma, orum, n. : les armes
at, inv. : mais
cado, is, ere, cecidi, casum : tomber
capillus, i, m. : le cheveu
cinis, eris, m. : la cendre
como, is, ere, compsi, comptum : arranger, peigner
cunctor, aris, ari : hésiter
cura, ae, f. : le soin, le souci
curo, as, are : se charger de, prendre soin de
de, prép. + abl. : au sujet de, du haut de, de
dexter, tra, trum : droit ; dextra : la main droite
dextra, ou dextera, ae, f. : la main droite
dignus, a, um : digne
do, das, dare, dedi, datum : donner
et, conj. : et, aussi
grauiter, inv. : lourdement, gravement
habeo, es, ere, bui, bitum : avoir, considérer comme
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
imago, inis, f. : imitation, image
increpo, is, ere, crepui, crepitum : faire du bruit, blâmer
indoles, is, f. : les qualités natives, les talents, les penchants
infelix, icis : malheureux
ingemo, is, ere, gemui, itum : gémir
ipse, ipsa, ipsum : même (moi-même, toi-même, etc.)
is, ea, id : ce, cette
iste, a, ud : ce
laetor, aris, atus sum : se réjouir, éprouver de la joie
laus, laudis, f. : la louange, la gloire, l'honneur
magnus, a, um : grand
manes, ium, m. : les mânes, les esprits des morts
mens, entis : l'esprit
mirus, a, um : étonnant
miser, a, um : malheureux
miserandus, a, um : digne de pitié
miseror, aris, ari : plaindre, déplorer
mitto, is, ere, misi, missum : envoyer
modus, i, m. : la mesure, la limite, la manière
morior, eris, i, mortuus sum : mourir
mors, mortis, f. : la mort
mos, moris, m. : sing. : la coutume ; pl. : les moeurs
nunc, inv. : maintenant
ora, ae, f. : bord, limite, lisière, côte
oro, as, are : prier
os, ossis, n. : os
palleo, es, ere, ui : être pâle, pâlir
parens, entis, m. : parent
patria, ae, f. : la patrie
patrius, a, um : qui concerne le père, transmis de père en
fils
pietas, atis, f. : le respect, le patriotisme, l'affection
pius, a, um : pieux, juste
pro, prép. : (abl.) devant, pour, à la place de, en
considération de
puer, l'enfant, le jeune esclave
qui, quae, quod : qui ; interr. quel ? lequel ?
quid, inv. : pourquoi ?
quid, inv. : pourquoi ?, après si, nisi, ne, num = aliquid
quis, quae, quid : qui ? quoi ?, après si, nisi, ne num =
aliquis = quelqu'un
remitto, is, ere, misi, missum : renvoyer, abandonner
sanguis, inis, m. : le sang
si, conj. : si
socius, ii, m. : l'allié
solor, aris, ari : réconforter, adoucir
stringo, is, ere, strinxi, strinctum : tirer, dégainer
subleuo, as, are : lever
sum, es, esse, fui : être
tamen, adv. : cependant
tantus, a, um : si grand ; -... ut : si grand... que
tendo, is, ere, tetendi, tensum : tendre
terra, ae, f. : la terre
tu, tui : tu, te, toi
turpo, as, are : souiller, défigurer
tuus, a, um : ton
uero, inv. : mais
uerus, a, um : vrai
uideo, es, ere, uidi, uisum : voir
ultro, inv. : en plus, spontanément
ut, conj. : pour que, que, comme
uultus, us, m. : le regard, le visage.

Commentaire :

       Lausus est mort. Enée est alors pris de pitié (17).

       Le moteur des sentiments d'Enée, c'est la patria pietas, qui peut désigner les sentiments d'affection du fils envers le père et du père envers le fils. Par conséquent, deux sens sont à envisager :

       1. "Enée se trouble à la pensée de son propre fils" (18). Cela impliquerait que d'une certaine manière, Enée se trouverait en "sympathie" avec ... Mézence.

       2. Mais cette interprétation ne tient pas compte de l'expression complète patriae pietatis imago, c'est-à-dire l'image de la "piété paternelle" (attachement au père) manifestée par Lausus. Remarquons aussi qu'avant de tuer Lausus, Enée a employé à son sujet le mot pietas (v. 812) qui, sans aucun doute, désigne les sentiments de Lausus pour Mézence. Nous avons donc une série tout à fait cohérente :

       v. 812 : Enée qualifie les sentiments de Lausus de pietas;

       v. 824 : après la mort de Lausus, Enée est ému par cette "incarnation" de la piété paternelle (patriae pietatis imago);

       v. 826 : Enée s'accorde à lui-même l'épithète de pius, se comparant ainsi à Lausus. Or, qu'ont en commun Lausus et Enée si ce n'est l'affection envers le père ?

       Si Enée est ému, c'est parce qu'il pense non à son fils, mais à son père (et peut-être précisément au fait qu'il a sauvé lui aussi son père au moment de la chute de Troie). Il est d'ailleurs significatif qu'il soit ici appelé Anchisiades. Enée est en fait bouleversé, parce qu'il vient de tuer un autre lui-même, un jeune homme prêt à sacrifier sa vie pour sauver son père. "Il a agi comme il le devait et comme je l'aurais fait", telle est sans doute la pensée non exprimée d'Enée.


       Enée fait d'abord preuve d'un certain embarras : que peut-il faire envers Lausus eu égard à ses exploits et aux qualités dont il a fait preuve ? La question ici me semble bien réelle (et non oratoire).

       A cette question, Enée trouve rapidement une réponse : il laissera à Lausus ses armes, ce qui nous renvoie implicitement à Turnus qui a dépouillé Pallas et à Mézence qui a manifesté l'intention, en cas de victoire, de s'emparer des armes d'Enée (19). Ensuite, il ne laissera pas le jeune homme sans sépulture (20).

       Enfin, il rend hommage à Lausus dans des termes pour nous un peu étranges (Aeneae magni dextra cadis), mais qui peuvent tout à fait s'expliquer dans le cadre de l'épopée : Lausus a succombé sous les coups d'un adversaire courageux (et sans doute, plus expérimenté), il n'a donc pas perdu l'honneur.

       Enée fait alors des reproches aux compagnons de Lausus (probablement de ne pas s'occuper de sa dépouille) et prend dans ses bras le corps souillé de son adversaire.

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(17) Il s'agit là d'un motif assez courant dans l'épopée, comme le montre l'épisode d'Achille et de Penthésilée. Même vis-à-vis de Turnus, Enée éprouvera un sentiment de pitié au moment suprême. Par conséquent, l'attitude inverse, c'est-à-dire l'absence de pitié (qui, chez Mézence et Turnus va parfois jusqu'au sarcasme) s'en trouve stigmatisée (10, 491 -495 et 743 - 744). Quand Enée se fait impitoyable, il se justifie (10, 531 - 534).

(18) PLESSIS - LEJAY, p. 768

(19) 10, 774 - 776

(20) Enée n'adopte pas toujours ce comportement généreux vis-à-vis de l'ennemi tué (10, 557 - 560).