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SÉQUENCE IV : LAUSUS ET MÉZENCE

IV. La douleur du monstre (2)



       At Lausum socii exanimem super arma ferebant
       flentes, ingentem atque ingenti vulnere victum.
       Agnovit longe gemitum praesaga mali mens;
       canitiem multo deformat pulvere et ambas
       ad caelum tendit palmas et corpore* inhaeret :
       "Tantane me tenuit vivendi, nate, voluptas,
       ut pro me hostili paterer succedere* dextrae
       quem genui ? Tuane haec genitor per vulnera servor,
       morte tua vivens ? Heu ! nunc misero mihi demum
       exitium infelix ! nunc alte vulnus adactum !
       Idem ego, nate, tuum maculavi crimine nomen,
       pulsus ob invidiam solio sceptrisque paternis.
       Debueram* patriae poenas* odiisque meorum :
       omnes per mortes animam sontem ipse dedissem.
       Nunc vivo neque adhuc homines lucemque relinquo.
       Sed linquam."

VIRGILE, Enéide, 10, 841-856

*corpore (filii) inhaeret (palmas)
*succedere : S. s.-e. : te
*debueram : les verbes marquant la possibilité ou l'obligation restent à l'indicatif pour exprimer l'irréel
*poenas debere + d. : mériter d'être puni (le d. exprime la personne envers qui on est redevable du châtiment)


ad, inv. : vers, à, près de
adhuc, inv. : jusqu'ici, encore maintenant
adigo, is, ere, egi, actum : pousser en avant, enfoncer
agnosco, is, ere, noui, nitum : percevoir, reconnaitre
alte, inv. : en haut, de haut
altus, a, um : haut, profond, grand (métaph.)
ambo, ambae, o : les deux ensemble
anima, ae, f. : le coeur, l'âme
arma, orum, n. : les armes
atque, inv. : et, et aussi (= ac)
caelum, i, n. : le ciel
canities, ei, f. : la blancheur (des cheveux, de la barbe)
corpus, oris, n. : le corps
crimen, inis, n. : l'accusation, le chef d'accusation, le grief, la
faute, le crime
debeo, es, ere, ui, itum : devoir
deformo, as, are : enlaidir, défigurer
demum, adv. : finalement
dexter, tra, trum : droit ; dextra : la main droite
dextra, ou dextera, ae, f. : la main droite
do, das, dare, dedi, datum : donner
ego, mei : je
et, conj. : et, aussi
exanimo, as, are : être essoufflé, mourir
exitium, ii, n. : la fin, la mort
fero, fers, ferre, tuli, latum : porter, supporter, rapporter
fleo, es, ere, fleui, fletum : pleurer
gemitus, us, m. : le gémissement, la plainte
genitor, oris, m. : le père
gigno, is, ere, genui, genitum : engendrer, faire naître
heu, inv. : hélas !
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
homo, minis, m. : l'homme, l'humain
hostilis, e : de l'ennemi
idem, eadem, idem : le (la) même
infelix, icis : malheureux
ingens, entis : immense, énorme
inhaero, is, ere, haesi, haesum : rester attaché, adhérer à (
dat, ad+ acc, in + abl)
inuidia, ae, f. : la jalousie, l'envie, la haine
ipse, ipsa, ipsum : même (moi-même, toi-même, etc.)
Lausus, i, m. : Lausus (fils de Mézence)
linquo, is, ere, liqui, - : laisser, abandonner
longe, inv. : longuement, au loin
longus, a, um : long
lux, lucis, f. : la lumière, le jour
maculo, as, are : salir, souiller
malo, mauis, malle, malui : préférer
malum, i, n. : pomme
malus, a, um : mauvais. comp. peior, sup. : pessimus (-umus)
mens, entis : l'esprit
meus, mea, meum : mon
miser, a, um : malheureux
mitto, is, ere, misi, missum : envoyer
mors, mortis, f. : la mort
multo, adv. devant un comparatif : beaucoup [plus ...]
multo, as, are : punir
multus, a, um : en grand nombre (surtout au pl. : nombreux)
natus, i, m. : sing. (poét.) le fils, plur. : les petits d'un animal
neque, inv : = et non
nomen, inis, n. : le nom
nunc, inv. : maintenant
ob, prép. + acc : à cause de
odium, i, n. : haine
omnis, e : tout
palma, ae, f. : la palme, la paume, la main, le palmier, la datte
paternus, du père, des aïeux
patior, eris, i, passus sum : supporter, souffrir, être victime
de, être agressé par
patria, ae, f. : la patrie
patrius, a, um : qui concerne le père, transmis de père en fils
pello, is, ere, pepuli, pulsum : chasser
per, prép. : (acc) à travers, par
poena, ae, f. : le châtiment
praesagus, a, um : qui devine, qui pressent
pro, prép. : (abl.) devant, pour, à la place de, en considération
de
puluis, eris, m. : la poussière
qui, quae, quod : qui ; interr. quel ? lequel ?
relinquo, is, ere, reliqui, relictum : laisser
sceptrum, i, n. : le sceptre
sed, conj. : mais
seruo, as, are : veiller sur, sauver
socius, ii, m. : l'allié
solium, ii, n. : le trône
sons, sontis : coupable
succedo, is, ere, cessi, cessum : aller sous, gravir, monter,
aller aux pieds de, succéder
super, inv. +abl. : au dessus de, au sujet de
tantus, a, um : si grand ; -... ut : si grand... que
tendo, is, ere, tetendi, tensum : tendre
teneo, es, ere, ui, tentum : tenir, retenir
tuus, a, um : ton
uictus, us, m. : nourriture
uinco, is, ere, uici, uictum : vaincre
uiuo, is, ere, uixi, uictum : vivre
uoluptas, atis, f. : la volupté, le plaisir
ut, conj. : pour que, que, comme
uulnero, as, are : blesser
uulnus, eris, n. : la blessure.
Commentaire :

        Interea marque dans le récit une rupture : nous abandonnons Enée pour nous transporter dans le camp adverse, à un moment légèrement antérieur à ce qui vient d'être raconté.

       Les v. 833 - 856 présentent trois étapes dont l'intensité dramatique va croissant.

       1. Le repos (833 - 836)

       Le contraste est éclatant avec la longue scène furieuse qui précède. Ces quelques vers mettent l'accent sur le décor empreint de tranquillité champêtre : les bords du Tibre, les arbres, l'herbe.

       Ce qui concerne le personnage de Mézence met en valeur son inactivité : il soigne ses blessures, il récupère (levabat), il est appuyé à un arbre. Enfin, ses armes sont situées dans un cadre qui n'est pas habituellement le leur : le casque pend à un arbre, les armes sont éparses dans l'herbe. Tout cela est souligné par des oppositions de natures différentes (aerea - ramis ; prato - gravis ; arma quiescunt).


       2. L'inquiétude (837 - 840)

       Virgile a planté une sorte de cadre général; les quatre vers suivants attirent le regard sur les personnages. Il accorde une brève mention aux compagnons de Mézence, puis, il revient au protagoniste, mais dans une perspective différente. Les notations précédentes à propos du blessé étaient de l'ordre du concret (actions, attitude). On va passer à présent à ce que sent physiquement et moralement le personnage.
       Le lecteur comprend maintenant que l'impression de détente n'était due qu'à une vision éloignée; vu de près, Mézence souffre (aeger), respire mal (anhelans), sa tête a besoin d'un soutien (colla fovet) et surtout son âme est travaillée par l'inquiétude, puisqu'il ne cesse de rappeler son fils du champ de bataille.


       3. La douleur (841 - 856)

At marque la fin brutale de cet état instable que constitue l'inquiétude : Lausus est mort.

       Mézence manifeste d'abord sa douleur par des gestes rituels : il se couvre la tête de poussière, lève les mains au ciel et se jette sur le corps. Il est étonnant que le deuxième de ces gestes soit apparemment destiné aux dieux (ad caelum tendit palmas). Il est impossible d'y voir une provocation (comme s'il levait le poing, par ex.): Mézence tend les "paumes", ce qui est très exactement l'attitude de la prière (21). Faut-il voir une incohérence dans l'attribution de ce geste à un impie ?

       Le personnage de Mézence est complexe : jusqu'ici, il n'est apparu que comme un tyran sanguinaire et un guerrier sans pitié; mais ce monstre a une faiblesse, son fils. Au moment où il le perd, il opère un retour critique sur lui-même et sur ses actes (22). Il n'est pas impossible qu'il ait perçu - de manière confuse, sans doute - une sorte de principe de justice qui implique l'existence des dieux. Certes, dans ses paroles, il ne reviendra pas sur les conceptions qui ont sous-tendu toute une vie de crimes, mais au moment de la mort de son fils, il montre par ce geste qui lui échappe qu'il a cessé - pour un instant peut-être - d'être un impie.

       Son discours contient plusieurs aspects :

       1. L'indignation d'avoir laissé son fils s'exposer pour lui sauver la vie (en particulier, Mézence se reproche d'avoir par son attitude interverti les rôles : c'est lui, le père (genitor) qui doit la vie à son propre fils et qui lui survit.
       2. Le remords d'avoir sali par ses crimes la réputation de son fils et de l'avoir privé du trône de ses ancêtres.
       3. La volonté de mourir qui se manifeste sous deux formes : le regret de n'être pas mort plus tôt sous les coups de ses compatriotes et la décision d'aller à la mort maintenant.

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(21) L'Enéide contient d'autres emplois de l'expression (5, 233; 5, 686; 9, 16, ...); le contexte religieux est sans équivoque.

(22) voir les vers 851 - 854