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SÉQUENCE III : LE PRÉSAGE ET LE RÊVE

I. Le fantôme messager (2)


" O lux Dardaniae, spes o fidissima Teucrum,
quae tantae tenuere morae? Quibus, Hector, ab oris,
exspectate, venis ? Ut te post multa tuorum
funera, post varios hominumque urbisque labores,
defessi aspicimus ! Quae causa indigna serenos
foedavit vultus*? Aut cur haec vulnera cerno ?"
Ille nihil*, nec me quaerentem vana moratur;
sed graviter gemitus imo de pectore ducens :
"Heu ! fuge, nate dea, teque his, ait, eripe flammis.
Hostis habet muros; ruit alto a culmine Troia.
Sat patriae Priamoque datum : si Pergama dextra
defendi possent, etiam hac* defensa fuissent.
Sacra suosque tibi commendat Troia Penates;
hos cape fatorum comites, his moenia quaere,
magna pererrato statues quae denique ponto."
Sic ait, et manibus vittas Vestamque* potentem
aeternumque adytis effert* penetralibus ignem.

VIRGILE, Enéide, 2, 281-297.


*vultus : plur. poétique : les traits (du visage)
*ille nihil (respondet)
*hac (dextra) : Hector parle de sa propre main qu'il montre à Enée
*Vesta,ae : Vesta (la déesse du feu); le feu (ici, le poète parle de la statue)
*effert (mihi)

a, ab, prép. : (+abl) à partir de
ab, ab, prép. : (+abl) à partir de
adytum, i, n. : le sanctuaire (partie la plus secrète d'un édifice sacré)
aeternus, a, um : éternel
ait, vb. irr. : dit, dit-il
altum, i, n. : haute mer, le large
altus, a, um : haut, profond, grand (métaph.)
aspicio, is, ere, spexi, spectum : voir
aut, conj. : ou, ou bien
capio, is, ere, cepi, captum : prendre
causa, ae, f. : la cause ; +gén. : pour...
cerno, is, ere, creui, cretum : distinguer, comprendre, décider
comes, itis, m. : le compagnon
comito, as, are : accompagner
commendo, as, are : confier
culmen, inis, n. : le sommet, le toit
cur, inv. : pourquoi ?
Dardania, ae, f. : la Dardanie, troie
de, prép. + abl. : au sujet de, du haut de, de
dea, ae, f. : la déesse
defendo, is, ere, fendi, fensum : défendre, soutenir
defessus, a, um : fatigué, lassé
denique, inv. : enfin
dexter, tra, trum : droit ; dextra : la main droite
dextra, ou dextera, ae, f. : la main droite
do, das, dare, dedi, datum : donner
duco, is, ere, duxi, ductum : conduire, -uxorem se marier
effero, porter dehors, emporter, enterrer, divulguer, élever. se - : se produire au-dehors, se montrer, s'enorgueillir
ego, mei : je
eripio, is, ere, ere, ripui, reptum : arracher, enlever
et, conj. : et, aussi
etiam, inv. : même
exspecto, as, are, aui, atum : attendre
fatum, i, n. : le destin (surtout au pluriel)
fidus, a, um : sûr, fidèle
flamma, ae, f. : la flamme
foedo, as, are : souiller, flétrir, dévaster
fugio, is, ere, fugi : s'enfuir, fuir
funus, eris, n. : les funérailles, l'ensevelissement ; la mort, la ruine
gemitus, us, m. : le gémissement, la plainte
grauiter, inv. : lourdement, gravement
habeo, es, ere, bui, bitum : avoir, considérer comme
Hector, oris, m. : Hector
heu, inv. : hélas !
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
homo, minis, m. : l'homme, l'humain
hostis, is, m. : l'ennemi
ignis, is, m. : le feu
ille, illa, illud : ce, cette
imus, a, um : le plus profond de, le fond de
indigno, as, are : indigner
indignus, a, um : indigne
labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible
laboro, as, are : peiner, travailler, souffrir
lux, lucis, f. : la lumière, le jour
magnus, a, um : grand
manes, ium, m. : mânes, esprits des morts
manus, us, f. : la main, la petite troupe
moenia, ium, n. : les murs, les murailles
mora, ae, f. : le délai, le retard, l'obstacle
moror, aris, ari : s'attarder, demeurer
multo, as, are : punir
multus, a, um : en grand nombre (surtout au pl. : nombreux)
murus, i, m. : le mur
natus, i, m. : sing. (poét.) le fils, plur. : les petits d'un animal
nec, neque = et non , et...ne...pas
nihil, ou nil : rien
o, inv. : ô, oh (exclamation)
ora, ae, f. : bord, limite, lisière, côte
os, ossis, n. : os
patria, ae, f. : la patrie
patrius, a, um : qui concerne le père, transmis de père en fils
pectus, oris, n. : la poitrine
penates, ium, m. pl. : pénates
penetralis, e : placé dans l'endroit le plus retiré
pererro, as, are : errer au travers, parcourir
Pergama, orum, n. : Pergame (forteresse de Toie)
pontus, i, m. : la haute mer, la mer
possum, potes, posse, potui : pouvoir
post, prép+acc. : après
potens, entis, m. : puissant
Priamus, i, m. : Priam
quaero, is, ere, siui, situm : chercher, demander
qui, quae, quod : qui ; interr. quel ? lequel ?
ruo, is, ere, rui, rutum : se précipiter, se ruer; tomber, s'écrouler
sacer, cra, crum : sacré
sacro, as, are : consacrer
sacrum, i, n. : la cérémonie, le sacrifice, le temple
sat, inv. : assez, suffisamment
sed, conj. : mais
serenus, a, um : serein
si, conj. : si
sic, inv. : ainsi ; sic... ut : ansi... que
spes, ei, f. : l'espoir
statuo, is, ere, statui, statutum : décider
sum, es, esse, fui : être
suus, a, um : son
tantus, a, um : si grand ; -... ut : si grand... que
teneo, es, ere, ui, tentum : tenir, retenir
Teucri, orum, m. : les Troyens
Troia, ae, f. : Troie
tu, tui : tu, te, toi
tuus, a, um : ton
uanus, a, um : vide, creux, vain, sans consistance
uarius, a, um : varié, divers
uenio, is, ire, ueni, uentum : venir
uitta, ae, f. : la bandelette, le ruban
urbs, urbis, f. : la ville
ut, conj. : pour que, que, comme
uulnero, as, are : blesser
uulnus, eris, n. : la blessure
uultus, us, m. : le regard, le visage
Vesta, ae, f. : Vesta


Commentaires

Énée est à Carthage; il fait à Didon le récit de ses aventures. Il vient de raconter comment les Grecs sont entrés dans Troie.

L'extrait comporte quatre parties :

1. une courte introduction : Énée dort (268 - 269);

2. l'apparition d'Hector (270 - 279);

3. les paroles d'Énée (279 - 286);

4. la réponse d'Hector (287 - 297).


1. Les deux vers d'introduction ont évidemment pour fonction de faire passer le lecteur d'un lieu à un autre; ce qui précède décrit l'entrée furtive des Grecs dans Troie et leurs premiers succès. La scène se transporte maintenant chez Enée, où tout est encore tranquille (1). Il faut remarquer la portée générale des vers 268 - 269 : ils ne sont rien d'autre que l'indication d'une heure (tempus), habituellement bienfaisante, puisqu'elle est celle du sommeil profond. Or, cette présentation générale est en contradiction avec les circonstances particulières dans lesquelles sont plongés les personnages du poème : cette heure (ordinairement agréable) est dans le cas présent celle où se déclenche la catastrophe et le sommeil réparateur devient ici facteur d'aggravation de la situation. En effet, les Troyens n'auraient pas dû dormir, mais au contraire veiller pour ne pas se laisser surprendre. Le "don des dieux" lui-même subit ce renversement de situation : le cadeau divin est ici source de catastrophes
et sans doute, preuve de malveillance.

2. Il plane sur la nature du rêve une ambiguïté : s'agit-il d'un phénomène irréel ou comporte-t-il une part de réalité matérielle ? Enée dort, c'est certain : il signale que la venue d'Hector a lieu in somnis et plus loin, il dira qu'il se sort du sommeil (2), mais Hector se manifeste ante oculos (3), expression qui se comprendrait mieux pour quelqu'un qui a les yeux ouverts, donc qui perçoit (peut-être avec une certaine imprécision) une réalité (4).


Pourquoi Virgile a-t-il choisi Hector comme porteur du message à Enée (5) ? En effet, on aurait pu imaginer ici une intervention de Vénus, par exemple (6). A coup sûr, le personnage d'Hector est symbolique, mais ce symbole reste implicite et apparemment opaque pour Enée, puisqu'il réagit par des questions. Si Hector était apparu ensanglanté sans rien dire, le rêve d'Enée aurait dû être classé dans la catégorie des rêves symboliques; mais Enée ne se livre pas à une telle interprétation et ne
comprendra le rêve que quand Hector lui adressera la parole. L'essentiel réside bien dans ce qu'Hector dit, plus que dans les associations symboliques que son personnage pourrait susciter.

De quoi Hector est-il le symbole ? Il est le héros pourvu de toutes les qualités morales et guerrières, et cependant vaincu dans une guerre qu'il n'a pas voulue; sa mort est aussi le début de la fin pour Troie qui a perdu avec lui son meilleur défenseur. Le corps ensanglanté d'Hector signifie à lui seul que l'heure de la fin de Troie a sonné. Le rappel d'Hector victorieux (274 - 276) sert d'ailleurs à démontrer a contrario que ces moments glorieux appartiennent au passé.

On verra aussi que le symbolisme du personnage d'Hector ne contient pas tout le message du rêve.

3. La réponse d'Enée, à y regarder de près, est très curieuse : il s'exprime comme s'il ignorait le sort d'Hector et comme s'il croyait qu'Hector, après s'être longuement absenté, revenait à Troie dans un état dont Enée ne semble pas connaître la cause. Or, il est impensable qu'il n'ait pas assisté à la mort d'Hector et aux péripéties qui l'ont suivie. De plus, en 272 - 273, il fait clairement allusion à la profanation du corps d'Hector par Achille. Comment expliquer cette incohérence ?

Enée raconte à Didon les faits tels qu'il les voit au moment où il en fait la narration, et non tels qu'il les a vécus. Autrement dit, il a vu dans son rêve un Hector qu'il n'a pas reconnu au moment même, mais après coup, il s'est rendu compte que cet Hector inconnu n'était rien d'autre que l'Hector vaincu.

4. Hector ne répond pas aux questions d'Enée pour deux raisons :

a) Les questions d'Enée sont inutiles (éveillé, il se souviendra de la mort d'Hector).

b) Le temps presse.

Hector va alors révéler son message à Enée : il le fait brièvement (toujours l'urgence) :

a) Troie est prise.

b) Il ne faut pas songer à la défendre.

c) Il faut qu'Enée emporte les objets sacrés et les Pénates ...

d) et qu'il leur trouve un refuge au-delà des mers.


Remarquons que les points a) et b) ne font qu'exprimer par des mots le symbolisme dont le personnage d'Hector est porteur et qu'Enée n'a pas compris. Les points c) et d)relèvent de la consigne (cape, quaerere) et de la prédiction (statues).

Enfin, Hector remet à Enée les bandelettes sacrées, la statue de Vesta et le feu de la cité qu'il apporte des profondeurs du sanctuaire. Il est évident que cette dernière donnée relève de la désinvolture avec laquelle le rêve traite l'espace. La transmission des objets sacrés est elle aussi symbolique, car, à son réveil, Enée ne sera pas en leur possession. Mais très peu de temps après, le geste d'Hector s'accomplira dans la réalité par l'intermédiaire de Panthoos(v. 318 - 320).

Ainsi, les symboles apparaissent bien comme fort secondaires : ils ne font pas l'objet d'une interprétation, ni même d'une tentative d'interprétation (le personnage d'Hector) ou sont d'une grande limpidité et immédiatement réalisés dans des modalités fort proches de ce qui a été vu en rêve (la transmission des Pénates).


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(1) Sa maison est écartée - voir v. 2, 299 - 300

(2) excutior somno - v. 302

(3) La même expression est utilisée dans le même contexte (vision en rêve) en 3, 150 et 7, 420; on la trouve aussi en 2, 773 où Enée
voit apparaître le fantôme de Créuse, mais il est éveillé; enfin, ante oculos s'emploie pour des visions qui n'ont rien de surnaturel
(1, 114; 2, 531; 11, 311; 11, 887; 12, 638). Toutes ont cependant un caractère dramatique (naufrage, morts).

(4) Il est intéressant de comparer avec 5, 721 - 745 où Enée voit apparaître Anchise, porteur d'un message de la part de Jupiter; rien ne dit qu'Enée est endormi, mais l'apparition a lieu de nuit et la structure de l'épisode est identique à celle des rêves repris en annexe.
De plus, l'apparition est exprimée par visus (est), comme c'est le cas pour Hector (2, 271), les Pénates (3, 150), Mercure (4, 557) et le Tibre (8, 33). Je ne pense pas cependant que l'apparition d'Anchise soit un songe que Virgile aurait oublié de signaler, mais cela démontre que dans l'Enéide, il n'y a pas de différence profonde entre les apparitions "surnaturelles" qui ont lieu dans le sommeil et celles qui ont lieu pendant la veille. Voir infra le commentaire de 4, 554 - 572.

(5) Hector ne dit pas qu'il vient de la part d'une autorité supérieure, comme le feront les Pénates (3, 154 - 155), Anchise (5, 726) ou Allecto (7, 428), mais on peut supposer que le sauvetage d'Enée ne se fait pas sans une quelconque participation de Jupiter. Si Hector ne la mentionne pas, c'est peut-être par manque de temps.

(6) Cette intervention se produira d'ailleurs un peu plus loin (588 -620) et le sens du message est grosso modo le même : Troie est prise, il faut fuir, une nouvelle patrie est promise à Enée.