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SÉQUENCE III : LE PRÉSAGE ET LE RÊVE


III. L'énigme du prodige


       Arrivé en Sicile, Enée est reçu par Aceste. Il organise en l'honneur de son père Anchise des jeux funèbres dont la dernière épreuve est un concours de tir à l'arc. Aceste est le dernier des quatre concurrents; or, la cible (une colombe) a été atteinte par le concurrent précédent.

Amissa solus palma superabat Acestes ;
qui tamen aerias telum contorsit in auras,
ostentans artemque pater* arcumque sonantem.
Hic oculis subitum obicitur magnoque futurum
augurio monstrum : docuit post exitus ingens
seraque terrifici cecinerunt omina vates.
Namque volans liquidis in nubibus arsit harundo
signavitque viam flammis tenuesque recessit
consumpta in ventos : caelo ceu saepe refixa
transcurrunt crinemque* volantia sidera ducunt.
Attonitis haesere animis superosque precati*
Trinacrii Teucrique viri nec maximus omen abnuit Aeneas.

VIRGILE, Enéide, 5, 519-531.


*pater : désigne Aceste, homme mûr participant à un concours de jeunes
*crinis : chez les Romains, désigne la queue de la comète.
*precati (sunt)

abnuo, is, ere, abnui : faire signe que non, refuser
Acestes, is, m. : Aceste
Aeneas, Enée
aeneus, a, um : d'airain, de bronze
aerius, a, um : aérien
amitto, is, ere, misi, missum : perdre
anima, ae, f. : coeur, âme
animus, i, m. : le coeur, la sympathie, le courage
arcus, i, m. : l'arc
ardeo, es, ere, arsi, arsurus : brûler
ars, artis, f. : l'art
attonitus, a, um : frappé par le tonnerre ; paralysé
augurium, i, n. : l'augure, la prédiction
aura, ae, f. : le souffle, la brise, le vent, l'air
caelum, i, n. : le ciel
cano, is, ere, cecini, cantum : chanter
ceu, conj. : comme, ainsi que
consumo, is, ere, sumpsi, sumptum : employer, épuiser
contorqueo, es, ere, torsi, tortum : tourner, lancer avec force
crinis, is, m. : le cheveu, la chevelure
doceo, es, ere, cui, ctum : enseigner (+ 2 acc.)
duco, is, ere, duxi, ductum : conduire, -uxorem se marier
exitus, us, m. : la sortie, l'issue, le résultat, l'aboutissement, la mort, la fin, la conclusion
flamma, ae, f. : la flamme
futurus, a, um, part. fut. de sum : devant être
haereo, es, ere, haesi, haesum : être attaché
harundo, inis, f. : le roseau, la flèche
hic, adv. : ici
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre
ingens, entis : immense, énorme
liquidus, a, um : liquide, fluide, coulant, clair, limpide
magnus, a, um : grand
maximus, a, um : très grand, le plus grand (superl. de magnus)
monstrum, i, n. : tout ce qui sort de la nature, le monstre, la monstruosité
nam, inv. : de fait, voyons, car
nec, neque = et non , et...ne...pas
nubes, is, f. : le nuage, la nue, la nuée
obicio, is, ere, ieci, iectum : jeter devant, placer devant
oculus, i, m. : l'oeil
omen, inis, n. : le présage
ostento, as, are : montrer, faire étalage de
palma, ae, f. : la palme, la paume, la main, le palmier, la datte
pater, tris, m. : le père, le magistrat
possum, potes, posse, potui : pouvoir
post, prép+acc. : après
precor, aris, atus sum : prier, supplier
qui, quae, quod : qui ; interr. quel ? lequel ?
qui, quae, quod, pr. rel : qui, que, quoi, dont, lequel..., après si, nisi, ne, num = aliqui
recedo, is, ere, cessi, cessum : repartir, s'en aller, se retirer
refigo, is, ere, fixi, fixum : desceller, arracher (+ Abl.)
saepe, inv. : souvent
serus, a, um : tardif
sidus, eris, n. : l'étoile, l'astre
signo, as, are : apposer son cachet, signer
solus, a, um : seul
sono, as, are, sonui, sonitum : sonner, résonner, faire du bruit
subitus, a, um : soudain, subit
supero, as, are : vaincre
superus, a, um : qui est au dessus ; Superi : les dieux
tamen, adv. : cependant
telum, i, n. : le trait (javelot ou flèche)
tenuis, e : mince, fin, léger, faible ; subtil, délicat; misérable, pauvre
tenuo, as, are : amincir
terrificus, a, um : terrifiant, effrayant
Teucri, orum, m. : les Troyens
transcurro, is, ere, [cu]curri, cursum : courir par-delà, passer rapidement
Trinacrius, a, um : Sicilien (Sicile = île aux trois pointes)
uatis, is, m. : le prophète, le poète
uenio, is, ire, ueni, uentum : venir
uentus, i, m. : le vent
uia, ae, f. : la route, le chemin, le voyage
uir, uiri, m. : l'homme ( par opp. à mulier, la femme ), le mari.
uolo, as, are : voler


Commentaires

       Enée, arrivé en Sicile, célèbre des jeux funèbres en l'honneur de son père. La dernière épreuve est un concours de tir à l'arc. La cible est une colombe retenue par une cordelette au sommet d'un mât. Le premier concurrent atteint le mât, le deuxième tranche la cordelette, ce qui libère la colombe que le troisième abat en plein vol. Aceste, le quatrième concurrent, se trouve donc privé de cible.

L'extrait retenu ici est fort mystérieux, et nul doute que Virgile l'a voulu. Avant de tenter une explication, il est indispensable de cerner les moyens mis en oeuvre pour créer le mystère.

1. Le prodige est annoncé et caractérisé avant d'être décrit; ce procédé mobilise l'attention du lecteur et l'incite à se poser des questions.

2. La caractérisation du prodige accumule les termes emphatiques : magno, ingens, terrifici.

3. Le prodige est suivi d'une comparaison qui lui donne une portée cosmique.

4. L'interprétation est évoquée mais non précisée.

5. Elle est rejetée dans un avenir vague (post, sera) et sans doute lointain.

Bref, Virgile a déployé ici une énorme mise en scène stylistique autour d'un point d'interrogation.

Les conditions dans lesquelles se déroule le prodige méritent d'être examinées. Aceste se livre à une prouesse qui semble sans signification : il a définitivement perdu (amissa palma), puisque la cible a été atteinte dans des conditions exceptionnelles qui font du concurrent précédent un incontestable vainqueur. Aceste ne décoche sa flèche que pour montrer son habileté et sa force, et "faire résonner" son arc.

Mais ces conditions particulières lui permettent d'échapper à l'échec. En effet, il était impossible qu'il réussisse son coup (atteindre la colombe) et que le prodige se manifeste. L'absence de cible permet donc au prodige de garder sa signification complète, sans être altérée par un ratage (1). Par conséquent, le prodige pourra recevoir une interprétation positive.

Les assistants étonnés (c'est-à-dire, comme frappés par la foudre) sont dans l'incertitude et supplient les dieux. Enée accepte le présage : il s'agit d'une démarche qui permet à l'individu de "donner vie et valeur à la parole annonciatrice, en disant qu'il l'accepte" (2). On peut donc déduire que bien qu'il n'ait pas compris le sens du prodige, Enée a la conviction qu'il s'agit d'un signe positif : la meilleure preuve en est qu'il attribuera le prix à Aceste(3).

Reste à décrypter le sens du prodige. Il n'est pas élucidé ici (ce qui est normal, puisqu'on ne le comprendra que plus tard), ni ailleurs dans l'Enéide (4).

On peut néanmoins tenter une interprétation; celle qui suit se base sur la suggestion de L.-A. Constans (5) que je me suis efforcé d'approfondir.

La comparaison "homérique" revêt une importance capitale : alors que le plus souvent, ce procédé vise l'amplification de l'action dans le but d'en magnifier les moments forts (6), ici, il nous donne un élément-clé de la compréhension du présage. La flèche enflammée est comparée à une comète. Or, la comète est le signe de la divinisation (bien sûr, le lecteur contemporain de Virgile ne pouvait pas ne pas penser à la divinisation de César).

La principale difficulté réside dans le fait que le prodige se rapporte ici à Aceste dont rien ne nous dit qu'il connut la divinisation. Le personnage d'Aceste doit être examiné de près.

1. Aceste est d'origine troyenne (selon certaines traditions, il est le demi-frère d'Anchise, donc l'oncle d'Enée) (7).

2. Aceste est installé en Sicile qui ne peut pas être considérée comme terre "italienne", mais qui, pour Enée, constitue la dernière étape avant l'Italie (8).

3. Après les jeux, éclate un incident grave : les Troyennes, excitées par Junon, mettent le feu à la flotte, ce qui entraîne

a) l'abandon en Sicile d'une partie des compagnons d'Enée;
b) la fondation d'une ville pour les accueillir dont Aceste sera roi; cette ville sera appelée Acesta, qui deviendra Ségeste (9). C'est Enée lui-même qui trace le sillon fondateur et qui proclame que la ville naissante est une nouvelle Troie (10); à son tour, Aceste fonde les institutions judiciaires et constitue un sénat (patribus); il dédie un temple à Vénus Erycine (11).

Aceste apparaît ainsi comme une préfiguration multiforme d'Enée (12) :

1. par l'origine : il est Troyen;

2. par la généalogie : Aceste est le demi-frère d'Anchise; il représente donc la génération "pré-énéenne";

3. par les aventures : avant sa naissance, sa mère ou ses parents sont venus de Troie en Sicile; selon certaine tradition, Aceste serait retourné à Troie pour porter secours à sa patrie et serait rentré en Sicile après la guerre ,faisant ainsi - et avant lui - le même voyage qu'Enée. Il peut donc être considéré comme le précurseur d'Enée;

4. par l'endroit où il séjourne : la Sicile, porte de l'Italie;

5. par la ville qu'il fonde avec Enée et dont il devient le roi : Acesta = nouvelle Ilion = Rome.

Et si Aceste est symboliquement Enée, le prodige de la flèche enflammée symbolise la divinisation future d'Enée.

Cela explique pourquoi le prodige ne pourra être interprété que plus tard : en effet, Aceste pourra être compris symboliquement comme un autre Enée au mieux quand Acesta aura été fondée, voire quand Enée lui-même aura été divinisé. Si c'est jusque là qu'il faut reporter l'interprétation du présage, on comprend pourquoi elle est absente de l'Enéide, puisque cet épisode échappe au cadre narratif de l'oeuvre de Virgile. Signalons enfin que cette interprétation donne à exitus ingens un sens satisfaisant : la divinisation d'Enée est bien un "dénouement considérable"(13).

On voit tout ce qui sépare cet épisode des rêves commentés plus haut :

1. Le message est obscur.

2. Son sens n'est que pressenti.

3. Il ne peut être élucidé que par des symboles successifs : la flèche enflammée symbolise la comète qui elle-même est le signe de la divinisation; Aceste est symboliquement Enée.

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(1) On connaît la signification négative que les Romains attachaient aux actes manqués, chutes, ...

(2) R. BLOCH, Les prodiges dans l'Antiquité classique, p. 80

(3) 5, 531 - 540

(4) L'explication figurant dans l'édition - par ailleurs excellente - de F. PLESSIS et P. LEJAY (Hachette, 1959) n'a aucun sens : pour eux, le prodige désigne simplement Aceste comme vainqueur du concours. On peut dès lors se demander si exitus ingens n'est pas hors de proportion. Leur interprétation les amène alors à penser que Virgile "raille" les devins terrifiés qui, contrairement à Enée, n'ont pas compris le message. C'est également négliger le renvoi dans le futur de l'interprétation du prodige. Voir plus loin.

(5) L'Enéide de Virgile, p. 172 - 173

(6) A titre d'exemple, voici les comparaisons qui émaillent le chant 4 :

1. 69 - 73 : Didon amoureuse = biche blessée;
2. 143 - 150 : Enée au départ de la chasse = Apollon;
3. 402 - 408 : les Troyens au travail = fourmis;
4. 441 - 446 : Enée inflexible = chêne secoué par l'ouragan;
5. 469 - 473 : Didon folle de douleur = Penthée, Oreste.

(7) Voir annexe

(8) La Sicile est importante dans l'Enéide : Enée y passe deux fois (avant et après l'épisode carthaginois); Anchise y est enterré; de plus, il se pourrait que la légende d'Enée soit d'origine sicilienne (L.-A. CONSTANS, op. cit., p. 166).

(9) Aceste est aussi appelé Egeste; sa mère est Ségeste.

(10) 5, 755 - 757

(11) 5, 758 - 760 - Le premier temple de Vénus à Rome est dédié à Vénus Erycine (L.-A. CONSTANS, op. cit., p. 166).

(12) Ce n'est peut-être pas un hasard si en 5, 521, Aceste est qualifié de pater : ce titre n'est certes pas propre à Enée, mais il lui est souvent attribué.

(13) Le fait que le prodige est présage d'un événement heureux semble être contredit par l'adjectif terrifici; en fait, la "terreur"
éprouvée ne doit pas être attribuée à la teneur du message, mais à la présence du sacré. Voir, par ex., la crainte d'Enée après le second message de Mercure (4, 571).