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SÉQUENCE III : LE PRÉSAGE ET LE RÊVE

  1. Les Romains nourrissaient des préoccupations continuelles concernant leur avenir, tant collectif qu'individuel et on sait l'importance qu'ils attachaient aux diverses formes de divination. Cette pratique repose sur quelques idées fondamentales : L'univers est parcouru de connexions secrètes et symboliques; les débusquer peut mener à la connaissance de l'avenir (1).
  2. Ces révélations peuvent avoir un caractère conditionnel (si tu fais ceci, tu échoueras) (2).
  3. Les dieux connaissent l'avenir -au moins partiellement et à des degrés divers (3) - peuvent communiquer aux hommes des informations à ce sujet; le moyen le plus direct est l'oracle (c'est le dieu qui parle), mais il en est d'autres.
  4. Les dieux transmettent souvent leurs informations (ou leurs avertissements) aux hommes par des signes.
  5. Ces signes sont interprétables, mais cette interprétation peut être problématique; parfois, elle
    nécessite l'intervention d'un spécialiste.

       Le rêve occupe dans la divination une place importante, soit parce qu'il est le véhicule d'une consigne, soit parce qu'il annonce l'avenir. Il s'agit dans les deux cas de révéler ce qui adviendra (ou pourrait advenir), mais les perspectives sont assez différentes : dans le premier cas, nous sommes dans le domaine de l'ordre (ou du conseil), dans le second, de la révélation.

  1. La pratique de l'incubatio illustre parfaitement la première possibilité : il s'agit d'une méthode utilisée dans les sanctuaires des dieux guérisseurs; le malade passe la nuit dans l'enceinte sacrée; en rêve, il reçoit la visite du dieu qui lui indique le remède à son mal.
  2. Dans le second cas, le rêve apparaît souvent comme une énigme qui demande à être décryptée, soit par le sujet lui-même, soit par le truchement d'un devin. Les exemples sont innombrables dans le mythe (4) et dans l'histoire (5). Il est clair que la psychanalyse ne procède pas autrement pour interpréter les rêves; cependant, plutôt que d'y voir l'annonce d'un avenir déjà écrit, elle y verra l'expression de désirs ou de hantises.


       Si on s'efforce de retrouver ces schémas généraux dans l'Enéide, on aboutit aux constatations suivantes:

  1. Les rêves faits par différents personnages (Didon, Enée, Turnus) (6) relèvent tous, à l'exception d'un seul (7), de la communication d'information; un dieu ou un fantôme informe le rêveur d'un passé qu'il ignore, de faits présents ou de l'avenir et de ce qu'il doit faire. La signification du rêve est directement perçue, sans médiation aucune (ni interprétation symbolique, ni intervention d'un devin) (8).
  2. En l'état de veille, les héros sont confrontés à des prodiges, manifestations insolites qui les laissent parfois perplexes et qui nécessitent une démarche interprétative de type symbolique (9).

       Bref, Virgile ne recourt pas (ou fort peu) à l'interprétation symbolique des rêves (que l'Antiquité connaissait et que nous pratiquons encore, quoique dans des optiques fort différentes), mais applique ce type d'interprétation aux prodiges (ce que les Anciens faisaient couramment et que nous ne faisons plus, exception faite peut-être des sujets particulièrement superstitieux).


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(1) l'haruspicine, par exemple, repose sur cette conception : les entrailles des victimes sont censées être le reflet de l'univers; voir le foie de Plaisance divisé en zones astrales.

(2) la littérature est pleine d'exemples d'avertissements sans effet : à titre d'exemples, les poulets sacrés jetés à la mer par P. Claudius (V.-M., 1, 4, 3) ou les avertissements inutiles de la défaite de Carrhae (V.-M., 1, 6, 11 et CIC., de div., 2, 84).

(3) En., 1, 229 - 236 : Vénus croit que Jupiter est revenu sur ses promesses; elle est donc informée d'une portion de l'avenir, mais ce qu'elle voit semble indiquer que Jupiter a changé d'avis sur la question; et 257 - 262 : Jupiter la rassure et pour ce faire, lui dévoile ce qu'elle ignore encore.

(4) Hécube, enceinte de Paris, rêve qu'elle accouche d'une torche; l'enfant à naître sera la cause de la chute de Troie.

(5) entre mille exemples possibles, Alexandre, assiégeant Tyr rêve d'un satyre; le rêve est interprété comme l'annonce de la prise de la ville (= Tyr est à toi) (ARTEMIDORE, 4, 24). Freud cite cette anecdote comme exemple de rêve basé sur un calembour (Introduction à la psychanalyse, éd. Petite bibliothèque Payot, p. 221).

(6) voir annexe ci-après

(7) Il s'agit du rêve où Didon se voit abandonnée (4, 465 - 468) : c'est le seul rêve qui ne comporte ni message verbal, ni consigne; son contenu est uniquement constitué d'images. Il est clair que nous avons là une transposition des inquiétudes de Didon.

(8) Pour reprendre la définition d'Artémidore (4, 1), les rêves de l'Enéide sont plutôt de type "théorématique"; voici ce qu'il entend par là : "Dans tout l'ensemble des rêves, nous nommons les uns "théorématiques", les autres "allégoriques" : théorématiques, ceux qui ont un accomplissement tout pareil à ce qui a été vu, allégoriques, ceux qui indiquent l'accomplissement signifié au moyen de symboles énigmatiques." Par ailleurs, Cicéron ( de div., 2, 61), critiquant l'interprétation des rêves, dit ceci : "Pourquoi la divinité, si elle a des conseils à donner aux hommes, ne leur dirait-elle pas simplement : "Fais ceci, ne fais pas cela", et pourquoi ne donnerait-elle pas cet avertissement à l'homme éveillé plutôt qu'à l'homme plongé dans le sommeil ?" C'est en gros de cette manière que fonctionnent rêves et apparitions dans l'Enéide.

(9) il faut citer aussi deux prodiges dont le rôle n'est pas expressément d'annoncer l'avenir :

  1. en 5, 84 - 103, à l'occasion d'un sacrifice aux Mânes d'Anchise, un serpent sort du tombeau, goûte au banquet
    sacrificiel et retourne d'où il vient. Énée se demande s'il s'agit du Génie du lieu ou du serviteur de son père. Quoi qu'il en soit, il y
    voit une approbation de sa pietas;
  2. en 8, 520 - 540, des armes s'entrechoquent dans le ciel; Énée l'interprète comme l'accomplissement d'une prédiction
    (une guerre se prépare) et d'une promesse de sa mère (des armes divines). Signalons au passage que la promesse ne figure nulle
    part dans l'Enéide.
ANNEXE : LES RÊVES DANS L'ENEIDE

1, 353 - 359 : Didon rêve. Sychée lui apparaît. Sychée révèle à Didon qu'il a été assassiné et par qui; il lui conseille de quitter Tyr et lui en révèle le moyen.
2, 268 - 297 : Énée rêve. Hector lui apparaît. Troie est prise; Énée doit fuir avec les Pénates; après une longue errance, il leur trouvera un refuge.
3, 147 - 171 : Énée rêve. Les pénates lui apparaissent au nom d'Apollon : La Crète n'est pas le terme du voyage; Énée doit aller en Hespérie.
4, 351 - 355 : Énée rêve. Anchise lui apparaît : Énée ne doit pas faire perdre à Ascagne le royaume d'Italie que le destin lui réserve
4, 465 - 468 : Didon rêve. Énée lui apparaît. Énée chasse Didon; elle erre seule.
4, 554 - 572 : Énée rêve : Mercure lui apparaît. Énée doit partir immédiatement; s'il s'attarde sa flotte sera détruite.
7, 413 - 455 : Turnus rêve : Alecto, sur l'ordre de Junon et sous les traits de sa prêtresse, apparaît. Latinus va donner sa fille à Énée; Turnus doit appeler à la guerre pour défendre son droit; Turnus lui répond qu'il sait ce qu'il doit faire; Alecto reprend alors ses propres traits et terrifie Turnus.
8, 18, 65 : Énée rêve. Le Tibre lui apparaît. Le Tibre confirme à Énée qu'il est arrivé au terme de son voyage; il trouvera à son réveil la truie blanche de la prophétie; Albe sera fondée par Ascagne; il conseille à Énée de s'allier à Evandre.